Libre Parcours


Courir, c'est pratiquement la seule parenthèse que je me donne depuis des semaines et c'est ainsi que je grimpe chaque dimanche matin à Karreg an Tan pour rentrer à la maison par le bourg de Edern. Une sortie de 24 kilomètres entre les calvaires, les digitales qui perdent peu à peu de leur superbe, les bulles odorantes des chèvrefeuilles, des sureaux et des troènes que les lambeaux d'ombre, les oasis de fraîcheur du matin maintiennent concentrées et qui m'enivrent ou me dopent quand je les traverse.

Toute l'innocence du monde dans une inspiration profonde!

Si Briec est la capitale d'une sorte de territoire professionnel qui m'est propre, et où je me prends pour le Roi, Karreg an Tan en est le promontoire d'où l'esprit, sinon les sens, peuvent en entrevoir toute l'étendue, un centre de ma "mythologie personnelle"; mais là l'expression est "pompée", comme disent les étudiants, chez notre ami commun.

Je ne sais s'il est Powysien, ce rocher, cette dent, ce rostre planté sur l'horizon vers le ciel, cette proue d'Amoco Cadiz coulant par la poupe; en tout cas, mon esprit régulièrement en toute saison, et parfois ma carcasse aux beaux jours s'y réfugient plus souvent qu'à leur tour pour la solitude sauvage qui s'y rencontre; cette solitude bien singulière que j'imagine volontiers partagée avec moi, non par les VTTistes du dimanche matin, mais par une infinité d'êtres depuis la nuit des temps, invisibles mais dont l'esprit vagabonde encore sur la lande, attirés comme moi peut-être par la vertu d'un horizon dégagé qui fait imaginer - et presque voir - les trois mers mais aussi par la vertu d'une vue aérienne qui accorde au modeste piéton aux semelles boueuses le point de vue d'un nuage - "du merveilleux nuage qui passe" - sur toute la vallée de l'Aulne; mais aussi, le soir à la Saint Jean, bientôt donc, par la sensation d'être au cœur de l'orbite solaire, de pouvoir presque accompagner de la main la boule d'or au moment où elle décline vers l'horizon, à l'ouest, vers l'Aber Wrac'h, autre centre de ma "mythologie". Que l'Angélus se mette à sonner au clocher de Gouëzec proche, en contrebas, et vous l'imaginez, le mécréant lui-même, moi quoi! se laisse embarquer pour un voyage et une élévation mystiques.

S'il est Powysien pour moi, ce rocher, c'est peut-être moins en raison de son aspect que pour la sensation qu'il porte ces traces invisibles du passage, de l'histoire d'un chapelet continu de générations; je m'étonne parfois qu'il n'ait pas eu l'idée de supporter une construction comme Montségur. Il s'appelle "La Roche de Feu" en mémoire du rôle de phare, de signal qu'il jouait, dit-on, pour la population du Bassin de l'Aulne menacée par les invasions des Vikings: un premier feu était allumé sur le Menez Hom, un second sur Karreg an Tan et le troisième sur le Mont St Michel de Brasparts.

Les matins clairs permettent de voir les quartiers ouest de Brest et ceux de Quimper dans une image rassemblée d'un département connu pour ses tendances scissionnistes; on y aperçoit également le château d'eau de Pont l'Abbé, des morceaux de la Baie de Douarnenez, de la Rade de Brest, Roc Trédudon, la ville de Carhaix, et des buttes au loin, au nord-est qui me font penser au Méné Bré, une bonne tranche de Bretagne, tout cela à 281 mètres d'altitude!

Michel Jestin




Michel Jestin s'est présenté lui-même dans le texte ci-dessus: grand amateur des livres de John Cowper Powys et grand marcheur devant l'Eternel.