J.C. Powys: ESPRITS-FRERES
Lettres choisies et traduites par Christiane Poussier et Anne Bruneau
Ed. José Corti, 2001


   Les Editions José Corti, qui ont déjà publié plusieurs textes importants de John Cowper Powys ces dernières années, nous font ici avec Esprits-frères un cadeau royal: nous voici avec un choix de 175 lettres, adressées à divers correspondants de 1910 à 1940, dans un élégant volume de 416 pages dont la couverture, très sobre, montre un John Cowper Powys de profil, le nez busqué, les pommettes hautes, le regard un peu lointain d'un Amerindien fixant l'horizon, photo datant de 1929, l'année même de Wolf Solent. Les deux traductrices ont fait un travail en tous points remarquable et qui correspond à ce que Phyllis Playter, la compagne de Powys, appelait de tous ses vœux, "un livre qui serait valable non comme simple document mais comme délice littéraire". Outre la présentation des différents correspondants de ce volume, on trouvera des notes pertinentes en bas de page ainsi que, tout au long du volume, des indications sur chaque grande étape de la vie de Powys. S'arrêter à l'année 1940 est un choix judicieux, à cause de la proximité de deux dates terribles: Décembre 1939 lorsque Llewelyn s'éteint à Davos, bien loin du Wessex tant aimé, et Avril 1941 lorsque Frances meurt avec sa fille lors d'un bombardement à Plymouth. 1940 est également la date de parution d'Owen Glendower, cette immense fresque historique à la gloire du héros gallois, point d'orgue de tout ce qui précède. (J'exprimerai cependant un regret: qu'il n'y ait pas de table des matières avec les noms des récipiendaires et les dates des lettres — et je ferai une critique: l'Introduction, essentielle, n'est pas signée...).

   Powys a tout au long de sa vie entretenu une correspondance tellement immense que l'on ne saurait la chiffrer, "the number is infinite", ainsi que le dit un spécialiste de la question. Il répondait toujours scrupuleusement, même aux inconnus, et cela jusqu'à la fin de sa vie, occupation qui lui prenait énormément de temps, au détriment du temps consacré à la création. Un certain nombre de recueils de ces Lettres ont été publiés soit par Village Press surtout dans les années '70, soit par The Powys Review et depuis 1983 par l'éditeur londonien Cecil Woolf. Le lecteur francophone qui a suivi le foisonnement de l'œuvre powysienne toutes ces années au travers des nombreuses traductions ne pourra qu'être séduit en découvrant le style épistolaire de John Cowper, dont quelques exemples avaient été donnés par le regretté F.X. Jaujard dans le mythique Granit. Powys en grand écrivain qu'il est, se montre un épistolier de très grand cru. Il écrit dans une langue vivante, nuancée, enivré par les mots pour son plaisir autant que pour celui du destinataire de la lettre. Il dit d'ailleurs lui-même: "On ne peut cultiver un ton de "sincérité" — moi, en tous cas, je ne peux pas. Je dois radoter à ma fantastique façon charlatanesque ou ne pas écrire du tout." (à Llewelyn, 9 Septembre 1914). Ses lettres sont d'une rare spontanéité. Il sait être drôle sans acrimonie, varié sans maniérismes, analyste attentif de ses états d'âme mais attentif aussi envers "l'autre". Son style est nerveux, échevelé, ponctué de mots en italique ou soulignés d'un ou deux traits, de points d'exclamation; les feuillets originaux parcourus de sa grande écriture pointue montrent un fouillis enchevêtré de paragraphes dansants qui occupent tout l'espace disponible. Voyez par exemple le fac-similé dans ce numéro d'une de ses lettres à Sven-Erik. Powys s'adapte tout naturellement à la personnalité de celui à qui il parle, et il lui donne toute son attention. Avec une certaine habitude, on finit en lisant ses Lettres par "l'entendre". Nous apprenons beaucoup en lisant par-dessus son épaule, car selon sa manière, dénuée de vanité, de pudibonderie, il confie volontiers à son correspondant, même lorsqu'il le connait peu, des faits de sa vie personnelle, de sa santé, de ses lectures, de ses déplacements, également ses réactions aux divers événements, pénibles ou joyeux, qui ont jalonné ces années primordiales. Il parle par contre rarement de l'œuvre en cours ou en passant, exception faite de Wolf Solent et de l'Autobiographie pour lesquels il explique à Llewelyn ses intentions avec beaucoup de détails. Cette correspondance est une mine d'informations sur la vie qu'il menait aux Etats Unis et les gens connus ou non qu'il y rencontrait, particulièrement Theodore Dreiser qui fut son ami. Presque toutes ces lettres sont écrites pendant ses déplacements aux Etats-Unis dans les trains, les salles d'attente des gares, dans les hôtels, ou sur les bateaux lors des nombreuses traversées transatlantiques qu'il effectua jusqu'en 1934, année où il revint définitivement en Grande Bretagne.

   Parmi ces Lettres, les plus nombreuses et, à mon avis les plus émouvantes, sont celles adressées à Llewelyn qui bien que si différent fut certainement de tous ses intimes le plus proche de John Cowper, et le resta jusqu'à la fin de sa vie. Mais nous trouvons aussi certaines des lettres que Powys écrivit à Frances Gregg, qui fut longtemps la "Cathy" d'un John Cowper transformé en le Heathcliff des Hauts de Hurlevent ("O you have got me, Cathy, body and soul", écrit-il alors...) On y trouve également les lettres adressées à certains des autres membres de la famille Powys: Theodore le Nietzschéen, Philippa/Katie qu'il appelle l'Aigle des Mers, Lucy la petite sœur, l'architecte Bertie, "Frère positif".... John Cowper s'adresse également à d'autres familiers du "cercle" des intimes, particulièrement Louis Wilkinson, "l'Archange", qui fut un ami très proche des trois frères, ou Gerard Casey le disciple, qui dispersera ses cendres en 1963 à Chesil Beach, Huw Menaï, le poète de Rhondda, le suédois Sven-Erik (Eric le Rouge), l'écrivain James Hanley ou Nicholas Ross qui apparaît dans la vie de John Cowper en 1939, et que John Cowper appelait affectueusement "Rhisiart", comme le héros de Owen Glendower. Il y a bien sûr des absents — comment pourrait-il en être autrement? — et on recommande particulièrement au lecteur les échanges tout-à-fait fascinants dans John Cowper Powys—Henry Miller, Correspondance Privée, publié par Critérion en 1994 dans la traduction de Nordine Haddad.

   Mais c'est véritablement Phyllis Playter, la compagne américaine de Powys à partir de 1921, si importante dans sa vie mais également dans l'élaboration des grands romans, qui est la grande absente de ce recueil, leur correspondance, impatiemment attendue, n'étant toujours pas accessible à ce jour. Par contre, le Journal (Diaries) que Powys tint à partir du moment où il connut Phyllis a été publié en langue anglaise, pour les années 1929, 1930 et 1931. Peut-on espérer qu'un jour prochain il nous sera donné la grande joie de le lire, au moins en sélection, dans notre langue?

J. Peltier